Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/126

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que le poète candide eût compris la cause de cette fureur soudaine.

Après Verdun, la division décimée partit au grand repos et Jean de Crécy-Gonzalve acheva dans un village lorrain une plaquette de vers qu’il dédia fort adroitement au nouveau colonel, dans l’espoir que cet officier serait heureux de s’attacher un poète comme secrétaire, ou tout au moins de lui procurer une place tranquille à la compagnie hors rang.

Le colonel lut l’ouvrage — ou du moins, il remercia l’auteur — et comme Jean de Crécy-Gonzalve s’était en somme très bien conduit aux dernières attaques, il le nomma, à titre d’encouragement, soldat de 1re classe.

Ce fut pour le poète une déception terrible, une sanglante mortification. Tous ses beaux projets s’écroulaient d’un coup, — adieu filon ! nuits sans veille ! soupe chaude ! — et ce demi-grade qu’on semblait lui jeter par dérision l’humiliait comme une aumône. Néanmoins, il fit coudre sur sa manche le mince galon de laine bleue auquel il avait droit, et une petite note rédigée de sa main apprit aux journaux de quelle nomination flatteuse l’auteur des Symposies avait été l’objet. Ce n’était là qu’une apparence : Jean de Crécy-Gonzalve était profondément blessé. Pour la première fois on le méconnaissait. Il affecta dès lors de se désintéresser totalement de la suite des hostilités et, détaché de tout souci d’ordre militaire, il rentra simplement dans son rêve comme l’escargot craintif dont on chatouille les cornes