Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/152

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ces êtres hâves, aux yeux peureux, ces ventrus qui portaient sous le bras des portefeuilles trop gonflés, ces mercantis qu’entouraient, comme des serpents jaunes, leurs mètres d’amadou, ces robes, ces uniformes, ces dorures… En enfer !

Brusquement, il en reconnut un, puis dix, puis vingt dans le troupeau… Blèche, l’épicier d’Aubigny, qui les volait avec ses fromages de plâtre et son vin fabriqué ; la mère Chouquet, qui injuriait les soldats qu’elle exploitait ; Foie-blanc, le petit juteux de la 5e, si brave au cantonnement et si lâche à l’attaque ; Pincetti, le gendarme aux grosses moustaches, qui les traquait au repos.

Un général boche, qui marchait seul, regarda le ciel de travers, comme un hôtel borgne où il n’aurait pas voulu descendre.

Lousteau fronça les sourcils et les regarda comme un fermier méfiant suit un passage de chemineaux.

— C’est pour leurs pieds, dit-il militairement.

Et pour leur montrer qu’il était là chez lui, il s’adossa à la porte du ciel, négligemment, comme un monsieur dont la place est gardée. Tous ces parfums lui montaient à la tête, d’ailleurs cette musique l’étourdissait, et cela lui faisait du bien de rester un peu à l’air. Fraternellement, il prit son bidon, son large bidon de deux litres, encore à moitié plein de vin rouge, et il le contempla.

— J’vas aussi être obligé d’te jeter, mon pauvre vieux… Maintenant c’est fini, j’aurai plus jamais soif. C’est malheureux, ils ne savent pas ce qui est bon… Mais, ça ne fait rien, on va s’en mettre encore un bon coup dans le col.