Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/57

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cartouches, c’étaient nos crânes qu’il inspectait le plus souvent, ne les trouvant jamais assez ras. J’ai vu de tout à la compagnie : des édentés, des bègues, des tatoués, et même un cuisinier qui était un peu bossu, mais je n’ai jamais vu un soldat qui eût sur la tête ce qu’on peut appeler des cheveux. Pas un, sauf Lousteau. Il garda les siens des semaines, il les garda des mois.

Il l’avait d’abord fait uniquement pour se distinguer, pour le plaisir de désobéir, puis, comme il avait beuglé aux quatre coins du cantonnement « qu’il n’y avait rien à faire pour le passer à la pierre ponce, qu’il ne marchait pas pour se propager avec une tête de veau », il s’était entêté, ne pouvant plus se dédire, et il avait fini par considérer ses cheveux comme une sorte de symbole de sa dignité d’homme. C’était devenu bientôt une idée fixe ; il ne rêvait plus que coiffure à la Capoul, il se voyait frisé comme un premier communiant, comme un mouton primé, comme un marié de village, et, dans la tranchée, il se peignait quatre fois par jour, croyant peut-être nous épater.

L’adjudant Noisard avait bientôt remarqué cette tignasse anormale. Un matin, dans un boyau, ayant rencontré le braillard qui allait à la soupe, il lui dit en regardant sévèrement les mèches qui dépassaient :

— Il faudra me faire couper ces cheveux-là…

En effet, un chef conscient de son autorité ne doit pas dire à un homme : « Vous vous ferez couper les cheveux », il lui dit : « Vous me ferez couper… » — pour bien montrer que les che-