Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/66

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chevaux de frise… C’est un secteur heureux que les obus respectent. Les premières lignes sont trop rapprochées, paraît-il, les arbres pressés rendent impossible le repérage par avions, et personne ne tire, ni Français ni Boches, par crainte de bouleverser ses propres positions. Un véritable filon, en somme, une embuscade.

Je rêve, accoudé sur mon parapet, et là, devant moi, à quelques mètres, derrière ces noisetiers touffus, un Allemand aux yeux clairs rêve peut-être aussi à quelque Charlotte laissée dans son pays brumeux, tandis que ses gros doigts caressent la crosse du mauser, douce au toucher comme un manche de charrue. Mon esprit languissant se tourne vers le passé, notre Paradis perdu :

« L’heure du thé fumant et des livres fermés… »

Il me poursuit toujours, ce beau rêve nostalgique. Les yeux mi-clos, je cherche à respirer encore l’arome du thé blond, l’odeur de ma chère indolence d’autrefois…

Attention ! Un sifflement prolongé me secoue, je regarde… C’est la première fusée du soir qui monte, d’un jet blanc. Elle file entre les branches, éclate, presque sans bruit, puis retombe, mollement balancée, faisant courir sur le parados nu l’ombre des arbres, ainsi qu’une mâture ensorcelée. Tombée dans les ronces de fer, elle se consume en grésillant, follet pris au piège, et meurt… Sa flamme éteinte, la clairière parait brusquement toute noire, et l’on s’aperçoit que la nuit est venue.