Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/74

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— Mais non, attends… Il avançait toujours, hein, pendant que je continuais à gueuler : « Je fais feu ! » Alors, voilà que le gars que je ne voyais toujours pas à cause qu’il faisait noir, il se met à dire, pas plus bileux que toi :

— C’est malheureux des c… pareils, ça vous tuerait un homme comme une m… tant ça a la framboise…

« Alors, là, j’ai compris que c’était un Français… C’était un artilleur qui cherchait sa batterie. On s’est engueulés et puis il m’a refilé un paquet de trèfle. C’est ça, la guerre… »

Muet, il reprend sa méditation. Chacun de nous rêve de son côté, on feuillette ses souvenirs, passant les mauvais jours, on bâtit l’avenir, pas bien solide, comme un château de cartes… Soudain, un soupir plus profond lui racle la gorge : tiens, le copain s’endort… Mais son propre ronflement l’a réveillé. Il se secoue.

— Ce que c’est long, une nuit….

Boudiné dans son harnachement d’explorateur polaire, sa peau de mouton serrée par le ceinturon et les bretelles, il se tortille les bras pour fouiller dans ses poches.

— T’as du feu ? me demande-t-il.

— Tu sais, tu ne devrais pas fumer. Si le lieutenant passait…

— T’en fais pas pour lui. Il en écrase dans son gourbi. Et puis, c’est une pipe, on ne peut pas voir … Il s’agenouille, cache la flamme sautillante du briquet dans le creux de sa main et il allume, à