Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/103

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fera bien un quart d’heure. Après je n’aurai plus qu’une heure à tirer.

Mais cela m’endort, ce chapelet de chiffres bêtes. Pour me tenir éveillé, je veux penser à l’attaque, notre course folle dans la plaine, la chaîne d’hommes qui se brise maille à maille ; je veux me faire peur. Mais non, je ne peux pas. Ma tête lourde ne m’obéit plus. Mon esprit engourdi se perd en titubant dans une rêverie confuse.

La guerre… Je vois des ruines, de la boue, des files d’hommes fourbus, des bistrots où l’on se bat pour des litres de vin, des gendarmes aux aguets, des troncs d’arbres déchiquetés et des croix de bois, des croix, des croix… Tout cela défile, se mêle, se confond. La guerre…

Il me semble que ma vie entière sera éclaboussée de ces mornes horreurs, que ma mémoire salie ne pourra jamais oublier. Je ne pourrai plus jamais regarder un bel arbre sans supputer le poids du rondin, un coteau sans imaginer la tranchée à contre-pente, un champ inculte sans chercher les cadavres. Quand le rouge d’un cigare luira au jardin, je crierai peut-être : « Eh ! le ballot qui va nous faire er’repérer !… » Non, ce que je serai embêtant, avec mes histoires de guerre, quand je serai vieux !

Mais serai-je jamais vieux ? On ne sait pas… Après-demain… Ce qu’ils ronflent, les veinards ! Un coin de paille n’importe où, ma couverture, je n’envie plus que cela. Dormir.

Dans un demi-sommeil, ma pensée vacillante ébauche une idylle burlesque, une sorte de songe inconscient que je ne comprends pas. J’ai rejoint la