Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/121

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même avec une jambe de bois. Si on paraît avoir de l’argent, on ne se sera pas battu. Avec un faux col et des gants, on ne croira jamais que tu as été dans les tranchées, et le muletier du train de combat, le laveur de camions automobiles, le cuistot du colonel, le mécanicien en sursis, tout cela t’injuriera dans la rue et te demandera où tu te cachais pendant la guerre. Moi, cela m’est égal. Pour être sûr de ne pas me faire écharper, dès que je verrai que cela tourne mal, je m’achèterai des espadrilles, une casquette de trente-neuf sous, et je ferai ma toilette avec du cambouis… Ça et une cuite, on est à peu près sûr de s’en tirer : les ivrognes sont les seuls qu’on épargne, pendant les révolutions.

Les débits devant fermer à une heure, nous payons Lucie, qui nous rend autant de sourires que de gros sous, et sortons. Sulphart veut nous entraîner au café Culdot, où, assure-t-il, on trouve de l’absinthe, en venant de la part du fourrier de la troisième. Par habitude, Lemoine dit que ça n’est pas vrai. Nous partons en flânant. Le village est maintenant presque désert. Il est interdit de quitter les cantonnements avant cinq heures et les quelques traînards qui musardent rasent les murs et tendent le cou, à chaque coin, de rue, craignant de se jeter dans les gendarmes.

— Ça serait pas le coup de se faire poirer, dit Sulphart l’œil méfiant. Être pris à se baguenauder pendant que les autres se font les pieds, ça ch…

— Y a pas de danger, rassure Lemoine optimiste ; – il l’est toujours quand il a bu son compte.

— Pas de danger ! L’ouvre pas, tiens, tu causeras mieux.