Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/14

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comme un jouet, avec une peur secrète de l’user. Ceux qui devaient changer de coin, pour faire de la place, déménageaient, en se volant mutuellement de la paille.

— Toi, gras du ventre, dit Fouillard à Bouffioux, tu coucheras là-haut, dans la soupente. Comme j’couche juste en dessous, tu feras attention de n’pas m’tomber dessus au milieu d’la noïe, les souliers sur la gueule ; j’ai l’sommeil léger.

Sulphart ne lâchait pas le nouveau, qu’il étourdissait de conseils inutiles, de recettes saugrenues, un peu par complaisance naturelle, un peu pour remercier du vin offert, mais surtout pour se faire valoir. Tous étaient joyeux, comme s’ils avaient déjà bu. Vairon, en corps de chemise, se mit à faire l’hercule forain, lançant le boniment d’une voix grasse et canaille qui sentait la barrière. Rangés autour, nous faisions la foule. Jaloux de son succès, Sulphart tira Lemoine par la manche.

— Viens avec moi, on va se marrer.

— Pourquoi foutre que j’irais avec toi ? fit Lemoine, toujours prêt à contredire le rouquin avant de l’imiter.

— Viens toujours.

Tout en protestant, Lemoine le suivit dans l’escalier. La maison du notaire, dont nous occupions modestement l’écurie, était une belle demeure campagnarde avec un haut bonnet d’ardoise, des consoles de stuc et un cadran solaire drôlement peint qui marquait midi sur le coup de dix heures.

Elle attendait son monde au haut d’un large perron, et ses volets fraîchement peints étaient d’un vert de jeune feuillage. Ils étaient restés fermés depuis la guerre. Les propriétaires avaient fui lors de l’avance