Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/160

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blanches, chenilles vertes balancées, vision splendide des nuits de guerre. Des éclairs d’éclatements y joignaient leur fracas. Et, pendant quatre jours, deux sections restaient là, guettant l’inconnu par-dessus un champ râpé, jonché de capotes bleues et de dos gris. De loin, lorsqu’on regardait le nuage jaune et vert des éclatements qui ne se dissipait jamais, qu’on voyait le panache épais des torpilles, qu’on entendait cet orage incessant, on se disait :

— C’est impossible. On ne peut pas tenir là… Il ne doit pas en revenir un.

On y tenait quand même ; on en revenait pourtant.

Notre tour était venu d’y monter. Ce n’était pas un boyau qui menait au Calvaire, mais une sorte de sentier taillé dans la craie, un chemin muletier, bordé d’étroits gourbis suintants et froids. Tout le long, c’était un navrant fouillis d’équipements, de bouteillons, de cartouches, de hardes, d’outils, tout un cimetière de choses. Et de loin en loin, des croix de bois : « Brunet, 148e d’infanterie… Cachin, 74e d’infanterie… Ici un soldat allemand… » À peine recouverts d’une couche de marne, on voyait nettement la boursouflure des corps. Il y avait plus de douze stations à ce chemin de croix.

La relève se fit plus vite, ce soir-là. On avançait, le dos bossu, l’oreille inquiète. On se poussait. Comme on distinguait, à la lueur des fusées, les courts moignons des arbres, le sous-lieutenant Berthier, qui nous guidait, fit passer :

— On approche, silence.

Conseil inutile. Pas un grognement, pas un tintement, pas un murmure. Lemoine, qui ne croyait pas