Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/214

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avec des cadavres qu’on eût dit dévissés, les pieds et les genoux complètement retournés, et, pour les veiller tous, un seul mort resté debout, adossé à la paroi, étayé par un monstre sans tête. Le premier de notre file n’osait pas avancer sur ce charnier : on éprouvait comme une crainte religieuse à marcher sur ces cadavres, à écraser du pied ces figures d’hommes. Pourtant, chassés par la mitrailleuse, les derniers sautaient quand même, et la fosse commune parut déborder.

— Avancez, nom de Dieu !…

On hésitait encore à fouler ce dallage qui s’enfonçait, puis, poussés par les autres, on avança sans regarder, pataugeant dans la Mort… Par un caprice démoniaque, elle n’avait épargné que les choses : sur dix mètres de boyau, intacts dans leurs petites niches, des casques à pointe étaient rangés, habillés d’un manchon de toile. Des camarades s’en emparèrent. D’autres décrochaient des musettes, des bidons.

— Vise la belle paire de pompes ! beugla Sulphart, agitant deux bottes jaunes.

À la sortie du boyau, un sergent accroupi criait : « À gauche, en tirailleurs, à gauche ! » et la file repartait en courant sur une petite route que bordait un fossé. Plus loin, dans les champs, on ne voyait qu’un réseau de fils de fer, à demi caché par l’herbe folle… Et pas une tranchée, pas un Allemand, pas un coup de feu.

Bientôt, comme on ne tirait pas, le trot se ralentit, on se groupa ; mais une salve de shrapnells tonna, plantant tout le long du chemin sa rangée d’arbres vaporeux, et, quand on regarda, la route était vide. Tous s’étaient terrés dans le fossé, ou derrière des