Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/229

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usée jusqu’à sa trame de marne blanche, une lande anéantie, sans un arbre, sans un toit, sans rien qui vive, et partout mouchetée de taches minuscules : des morts, des morts…

— Il y a vingt mille cadavres boches ici, s’est écrié le colonel, fier de nous.

Combien de Français ?

Il a fallu tenir dix jours sur ce morne chantier, se faire hacher par bataillons pour ajouter un bout de champ à notre victoire, un boyau éboulé, une ruine de bicoque. Mais je puis chercher, je ne reconnais plus rien. Les lieux où l’on a tant souffert sont tout pareils aux autres, perdus dans la grisaille comme s’il ne pouvait y avoir qu’un même aspect pour un même martyre. C’est là, quelque part… L’odeur fade des cadavres s’efface, on ne sent plus que le chlore, répandu autour des tonnes à eau. Mais, moi, c’est dans ma tête, dans ma peau que j’emporte l’horrible haleine des morts. Elle est en moi, pour toujours : je connais maintenant l’odeur de la pitié.


À mesure qu’on s’éloignait des lignes, les débris de section se renouaient, les compagnies reprenaient une forme. On se regardait l’un l’autre, et nous nous faisions peur.

Des soldats étendus sur l’herbe dartreuse se levèrent et vinrent vers nous. Le soir même, ils devaient monter en ligne.

— C’est dur, les copains ?

— Le secteur de la mort.

Et montrant notre bande harassée d’un mouvement du menton, Bréval dit simplement :