Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/230

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— Une compagnie.

On traversa, le front bas, un minable pays, aux fenêtres sans carreaux et aux toits percés, puis on nous arrêta dans un champ, en bordure de la grand’route où attendaient les camions. Là, on mangea : du riz chaud qui vous remplissait le ventre et qu’on ne se lassait pas de bâfrer, goulûment, avec de pleins quarts de café brûlant, moins par faim réelle que pour rattraper ces jours de misère, pour se gaver, se sentir plein.

Le vieux fourrier à barbe blanche distribuait de l’eau-de-vie comme on verse du vin, à pleins quarts.

— Il faut la finir, nous criait-il cordialement.

Pour le vin, on n’avait qu’à puiser. Tout en buvant, les copains vautrés suivaient l’ancien d’un œil hostile.

— C’est de sa faute si le grand Lambert est tué.

— Pauvre gars !… Il n’avait pas pris les tranchées depuis Berry.

Taciturne, je pensais à sa croix, sa fatidique croix d’ombre.

— Il paraît qu’il s’est relevé trois fois, racontait Gilbert à haute voix pour que le fourrier l’entendît, les trois fois touché par la mitrailleuse. Après, il s’est encore traîné en criant… Je lui avais promis d’écrire à sa mère.

Les plus fourbus s’étaient endormis. Par petits groupes, mêlés aux conducteurs, les autres discutaient : ils parlaient tous ensemble, fiévreusement, jetant pêle-mêle leurs impressions encore pantelantes, semblant vouloir se décharger de ces souvenirs trop lourds. Plus émus que nous-mêmes, les automobilistes