Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/240

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corps aplatis se recouvraient déjà d’un mince linceul de boue.

— D’ici demain, on ne les verra plus, fit une voix.

Le marmitage ennemi continuait, régulier, féroce. Mais, dans ce grondement continu, nous n’écoutions que les obus qui se fracassaient près de nous : les autres ne comptaient pas. À chaque salve, on se terrait, tapi sous le sac, guettant la torche rouge de l’explosion. Puis on repartait d’un trot cahotant.

Dans le dos de l’agent de liaison, qui parfois hésitait entre deux boyaux, les hommes grognaient, par habitude.

— C’est malheureux… Toujours les plus c… qu’on choisit pour conduire les autres… Tu vas voir qu’il va nous perdre.

Nous traversâmes en courant une route, jonchée de pierraille et, abandonnant le boyau, nous contournâmes les ruines du village, en nous défilant derrière des bouts de murs qui nous venaient aux reins. Où allions-nous ? Relever qui ? On ne savait pas.

— Plus vite, plus vite, criaillait Morache.

Les fusées maintenant se voyaient très proches, derrière un talus, et leur courbe capricieuse semblait plonger sur nous. On n’entendait plus autour de soi la rumeur étouffée des relèves, le bourdonnement chamailleur des corvées ; tous les bruits s’étaient tus et, sous la rage tonnante du canon, on sentait tout près le grand silence inquiet des tranchées.

— Faites passer : silence, murmura notre guide.

— Aie pas peur, répondit Sulphart, personne ne veut chanter.

Un grand mur barrait la plaine, crevé, démantelé,