Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/248

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Sulphart… On se mettra à genoux autour et on boira à en crever.

Depuis qu’il nous a dit cela, l’idée nous poursuit. Cette jouissance impossible nous fascine jusqu’à l’égarement : boire, boire avec tout son visage, son menton, ses joues, boire à pleine auge.

Par instants, Demachy rage. « À boire, éclate-t-il, je veux boire ! »

Personne n’a plus rien, pas une goutte. Hier, j’ai payé un quart de café quarante sous, mais aujourd’hui le copain a préféré tout garder. Il y a un puits, pourtant, dans le village : une quinzaine d’hommes sont couchés autour. Les tireurs ennemis guettent, grimpés sur un mur ; ils attendent que le camarade qui s’est dévoué arrive, tous ses bidons en bandoulière, et le descendent, en visant bien, comme un gibier. Maintenant, on a posté un sous-lieutenant à l’entrée du boyau, et il empêche de passer. On ne va plus à l’eau que la nuit.

— Je te dis que j’irai moi, gueule Sulphart… J’aime mieux risquer de me faire descendre que de la péter comme ça, je sens que je deviens dingue…

— Y va pas, tu vas te faire tuer, dit Lemoine. Alors, c’est sur lui que Sulphart passe sa rage :

— Nature, toi, tu t’en fous, bouseux, t’as pas soif. C’est pas l’usage de boire quand on est aux champs ; tu t’es habitué à sécher, au cul de la charrue, Parisien en sabots, gaveux de cochons…

— Si t’avais si soif, réplique raisonnablement Lemoine, tu ne gueulerais pas tant…

Alors, on se rassied, le dos au mur, et on attend. Faire la guerre n’est plus que cela : attendre. Attendre