Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/305

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Machinalement, Ricordeau avait serré sa jugulaire, et il criait d’une voix cassée :

— Ce n’est pas possible ; ils se trompent. C’est dans une heure seulement. Baïonnette au canon !… Non, non ; ne bougez pas, il n’est pas l’heure… C’est une erreur… Vite, faites passer au capitaine : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? »

Il courait affolé dans la tranchée, nous bousculant tous ; puis se montrant en entier debout sur les sacs éboulés, il cherchait à voir ce que faisaient les autres compagnies. Des sections sortaient, comme hésitantes, une ici, puis une autre plus loin. À deux cents mètres, un officier nous faisait des signes que nous ne comprenions pas et, derrière lui, on apercevait dans la tranchée une troupe compacte, hérissée de baïonnettes.

— Tant pis, on y va, s’écria Ricordeau la voix soudainement allégée de toute son angoisse.

Sans rien commander, il sauta sur le parapet, courut quelques mètres, puis se retournant, comme s’il se souvenait de nous, il cria sans s’arrêter :

— En avant !

Un remous agita la tranchée. Tout du long, le parapet s’abattit, les sacs arrachés. L’un poussant l’autre, on grimpait. Une seconde d’hésitation devant la terre bouleversée, la plaine nue : on attendait de voir sortir quelques copains pour se sentir les coudes, puis un dernier regard derrière soi… Et sans un cri, tragique, silencieuse, la compagnie disloquée s’élança…

Nous précédant de plus de vingt mètres, Ricordeau courait sans se baisser. Plus loin encore, sous la fumée, on voyait des sections s’enfoncer dans le bois. Cachées entre les débris d’arbres, les maxims crépitaient ; un