Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/306

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canon de tranchée tirait aussi, à coups pressés, furieusement. Des hommes s’abattaient… Nous courions droit devant nous, farouches sans un mot : on aurait craint, rien qu’en ouvrant la bouche, de laisser s’échapper tout ce courage qu’on retenait, les dents serrées.

Les corps et les esprits étaient tendus vers ce seul but : le bois, arriver au bois. Il paraissait affreusement loin, avec toutes ces gerbes d’obus qui nous en séparaient. Un tonnerre sans fin nous retentissait dans la tête et le sol ébranlé tremblait sous nos pas. On courait en haletant. On se jetait à plat ventre quand éclatait un obus, puis, abasourdi, on repartait, noyé dans la fumée. Les paquets d’hommes semblaient fondre sous les éclairs.

Devant moi, un homme blessé laissa tomber son fusil. Je le vis vaciller un instant sur place puis, lourdement, il repartit les bras ballants, et courut avec nous, sans comprendre qu’il était déjà mort. Il fit quelques mètres en titubant et roula…



Comme ils sortaient les derniers de la tranchée, un shrapnell les avait brutalement repoussés de son souffle chaud – une détonation si terrible qu’ils n’avaient rien entendu, assommés. Sulphart se laissa glisser dans le boyau. Des voix criaient :

— Houla ! je suis blessé…

La fumée se dissipant laissa voir des hommes qui se relevaient. Étendu, le nez en terre, Bouffioux frémit un instant, puis ne bougea plus, les reins ouverts. Les blessés redressés jetaient leur fusil, l’équipement, la musette, et partaient en courant.