Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/60

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parurent, tout nus. La patrouille ne bougeait plus, démasquée par l’immense fusée. Un long moment, ils restèrent tapis, muets, sans un mouvement. Seul Gilbert s’était redressé sur les coudes, sans képi, et cherchait à s’orienter. Quand la lune se cacha, il se releva le premier et partit tout droit. Il avait aperçu, couchés dans l’herbe, les premiers cadavres. C’était la bonne route. Au premier qu’il frôla, il eut un brusque geste d’effroi, la peur de la main froide qui allait l’agripper. L’homme était tombé en boule, les genoux repliés, semblant continuer dans l’infini sa terrible prière.

Gilbert n’osait plus avancer, la peur au ventre, les jambes molles. Il se serra brusquement contre le caporal.

— Quoi, murmura la voix, c’est pas par là ?

— Si…

Il regardait les morts, tous ces morts qu’il avait vus courir à leur atroce destin. Leur grand champ l’effrayait : toutes ces gerbes oubliées… Il en devinait partout, dans chaque trou d’obus, dans chaque sillon, et n’osait plus bouger. Rien ne pouvait le défendre, pas même le camarade contre lequel il se pressait.

— Eh bien, quoi, on avance ?

Un peu plus loin, les capotes se serraient par grappes. Elles étaient si plates déjà, les corps si vides, qu’on pouvait à peine s’imaginer que cela avait vécu, que cela courait… Une détresse infinie pesait sur le cœur de Gilbert. Ils ne lui faisaient plus peur à présent. A-t-on peur de ceux qu’on aime ? Faisant un effort sur lui-même, forçant ses mains qui ne voulaient pas, il se pencha sur un cadavre et déboutonna la capote,