Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/97

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Ils dorment, sans cauchemar, comme les autres nuits. Leurs respirations se confondent : lourds souffles de manœuvres, sifflements de malades, soupirs égaux d’enfants. Puis il me semble que je ne les entends plus, qu’elles se perdent aussi dans le noir. Comme s’ils étaient morts… Non, je ne peux plus les voir dormir. Le sommeil écrasant qui les emporte ressemble trop à l’autre sommeil. Ces visages détendus ou crispés, ces faces couleur de terre, j’ai vu les pareils, autour des tranchées, et les corps ont la même pose, qui dorment éternellement dans les champs nus. La couverture brune est tirée sur eux comme le jour où deux copains les emporteront, rigides. Des morts, tous des morts… Et je n’ose dormir, ayant peur de mourir comme eux.

Brusquement, Bréval se réveille avec un cri rauque et se dresse, effaré. Il reste un instant assis appuyé sur ses bras raides, pas encore dégagé du mauvais rêve. Il se force à rire.

— Sans blague, je rêvais que les Boches…

Une voix grogne. Les autres ne se sont pas réveillés.

— Alors quoi, personne n’a soufflé la chandelle ? Je m’en fous, je la laisse…

Il s’étend, se ramasse, se rendort. La bougie à sa fin éclaire soudainement le gourbi d’une flamme plus haute, la dernière… Tout est noir…

Je les envie, maintenant. On est si bien, ici, à l’abri, les pieds chauds, les membres lâches. Dormir… après-demain ? Baste ! c’est encore loin…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelqu’un a écarté la toile de tente :

— Jacques… Fouillard… Il est l’heure.