Page:Dornis - Essai sur Leconte de Lisle, 1909.djvu/118

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
106
ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

« Consolez-nous enfin des espérances vaines
La route infructueuse a blessé nos pieds nus…[1] »


Si affligé de pauvreté, si traversée d’inquiétude, que soit une vie d’étudiant, à demi brouillé avec sa famille et encore incertain de sa vocation, tant qu’elle s’enveloppe de la douceur d’amitiés compréhensives et de liberté de rêverie, le poète, qui est définitivement né en Leconte de Lisle, la supporte. Mais en 1842, quand l’irrévocable décision de ses parents le rappellent à Bourbon c’est l’effondrement brusque de tous ses espoirs.

L’existence sans horizon d’un petit avocat de Saint-Denis, confiné entre les quatre murs d’une maisonnette, ne peut pas lui suffire. Sans doute, il a sous les yeux un coin du paysage qu’il a tant aimé dans son enfance. À travers les manguiers de son jardin de la rue Sainte-Anne, il peut apercevoir la chère silhouette de sa montagne favorite. Mais le spectacle des choses extérieures n’est plu£ en harmonie avec sa pensée intime, elle ne le distrait plus :

« Voici quatorze mois, écrit-il alors, que je suis à Bourbon, quatre cent-vingt jours de supplice continu ; mille quatre-vingts heures de misère morale, soixante mille quatre cent quatre-vingts minutes d’enfer… »

Ceci est la face de plaisanterie, la forme d’ironie douloureuse, un peu enfantine, dans laquelle le poète se complaira jusqu’à sa vieillesse. Mais derrière cet essai de sourire clame l’angoisse profonde :

« … Je m’aperçois, avec une sorte de terreur, qu’en fait, je vais me détachant des individus, pour agir et pour vivre par la pensée, avec la « masse » seulement… »

Aussi bien Charles Leconte de Lisle était-il revenu parmi les siens comme un étranger. La fortune de presque tous les créoles avec lesquels sa famille était en relation, le revenu même de son père, avaient pour base, la culture du sol par

  1. « Dies Irae ». Poèmes Antiques.