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LA VIE PASSIONNELLE


Mais ce spectre, ce cri, cette horrible blessure ?
Cela dut m’arriver en des temps très anciens ?
Ô nuit ! nuit du néant prends-moi ! La chose est sûre :
Quelqu’un m’a dévoré le cœur : je me souviens.[1] »


À cette minute de sa vie, la douleur du poète emplit l’univers. Il ne peut assister à la chute du soleil sans comparer, à son propre cœur, l’astre en feu, et il lui crie :


Ta gloire en nappes d’or coule de ta blessure
Comme d’un sein puissant tombe un suprême amour.[2] »


Le soleil, lui, meurt pour renaître :


« … Mais, qui rendra la vie, et la flamme, et la voix,
Au cœur qui s’est brisé pour la dernière fois…[3] »


Si l’on descend au fond de la détresse du poète, de sa rancune, on distingue qu’il souffre presque autant d’avoir lui-même porté atteinte à l’idéal virginal de sa jeunesse, que d’avoir été crucifié par une trahison d’amour. Il ne se pardonne point d’être descendu des « pures tendresses », que ses songes créaient, à l’ivresse de la « traîtresse liqueur » qu’il a bue dans une coupe maudite :


« … Si les chastes amours avec respect louées
Eblouissent encor ta pensée et tes yeux,
N’effleure point les plis de leurs robes nouées,
Garde la pureté de ton rêve pieux…
Mais si l’amer venin est entré dans tes veines,
Pâle de volupté pleurée et de langueur,
Tu chercheras en vain un remède à tes peines.
Ployé sous ton fardeau de honte et de misère,
D’un exécrable mal ne vis pas consumé :
Arrache de ton sein la mortelle vipère,
Ou tais-toi, lâche, et meurs, meurs d’avoir trop aimé ![4] »


  1. « Le dernier Souvenir ». Poèmes Barbares, 1802.
  2. « La Mort du Soleil ». Poèmes Barbares.
  3. Ibid.
  4. « La Vipère ». Poèmes Barbares.