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Page:Dornis - Essai sur Leconte de Lisle, 1909.djvu/216

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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

et des stoïciens que le poète a voulu ici immortaliser. L’homme qui le contemple, dans sa création, se sent devenir « oiseau, fleur, eau vive, lumière » et, dans l’oubli de son inutile personnalité, il retrouve la paix et la pureté paradisiaques.

On devine qu’une pareille conception du divin ne suffisait pas pour rallier, à Leconte de Lisle, le suffrage de la critique orthodoxe. M. Louis Veuillot profita de la publication de Qaïn pour donner corps à ces griefs[1]. Sa diatribe fut particulièrement violente : elle n’inquiéta pas le poète, et par ce qu’elle avait d’injuste ne servit peut-être qu’à précipiter son évolution vers l’affranchissement de la pensée. Avec une entière bonne foi Leconte de Lisle a cherché, au-dessus de lui, le divin : il n’a trouvé que l’illusion de ce divin. Dès 1846 il écrivait :


« … J’ai remué, Seigneur, les poussières du monde
J’ai reverdi pour vous ce que le temps émonde
Les rameaux desséchés du tronc religieux :
Des cultes abolis j’ai repeuplé les cieux !
Rien ne m’a répondu, ni l’esprit ni la lettre,
Et je vous ai cherché, Vous qui dispensez l’être[2] »


  1. « … Voulant dépeindre, écrivait Veuillot la première activité des créatures, Leconte de Lisle n’y voit pas comme Bossuet : « L’aimable simplicité du monde naissant », mais un ouragan de vie qui embarrasse déjà le Créateur, il écrit : « Dieu haletait dans sa création ». Ce mot insensé n’a pas sans doute échappé à l’auteur ; il l’a choisi de plein gré. En décrivant la création, il a voulu montrer qu’il ne croit pas en Dieu, ou du moins qu’il a ses idées particulières sur Dieu. Pour créer le monde, Dieu a dit : Fiat ! Pour former l’homme il a façonné un peu de cette argile qu’il vient de créer, il donne un souffle, et, la création étant complète, il rentre dans son repos, parfaitement maître de son œuvre tout entière. Voilà ce que nous savons. Quand la Bible dit que Dieu se reposa, elle ne dit pas qu’il était fatigué. Qui put faire un pareil ouvrage l’a dû faire sans fatigue, et c’est un contre sens de nous montrer le divin ouvrier haletant. Mais la profonde pensée de notre savant poète a besoin de comprendre ainsi la Bible et de nous montrer Dieu en face de l’homme dans la situation de l’apprenti sorcier de Gœthe en face du démon qu’il a témérairement évoqué. Il faut que Dieu devienne faible parce qu’il est injuste, et que l’homme s’étant affranchi de son joug, lui fasse expier ses iniquités… La Vérité.
  2. « La Recherche de Dieu ». La Phalange, 1846.