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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

posez d’une fraîcheur de tons qui, avant vous, ne fut jamais atteinte. »

L’ivresse qu’éprouvait en effet, Leconte de Lisle à ouvrir « les portes de ses sens » aux émotions qui viennent du monde extérieur, était si vive, que le jour où il fut touché au cœur d’un amour malheureux, il ne trouva pas de marque plus éclatante à donner, de son désespoir, que de blasphémer cette passion native qu’il s’était toujours connue pour la beauté extérieure du monde, il s’écria :


« … Voir, entendre, sentir ? Vent, fumée et poussière ![1] »


Autant que les parfums, autant que les couleurs, les bruits de la nature, arrivent à l’âme de Leconte de Lisle. Aucun poète n’a été, plus que lui, dominé par la musique des choses qui, tour à tour l’emporte hors de lui-même ou l’oblige à rentrer en soi.

Avant sa vingtième année, il avait écrit ses premiers vers « afin qu’ils fussent mis en musique ». C’était l’époque où il improvisait des « romances », qu’il copiait soigneusement dans un album, où des camarades ajoutaient des mélodies et des accords. Plus tard, quand on lui proposa de mettre de la musique sous sa célèbre pièce de Midi il s’indigna. C’est que, dès 1837, avec son poème : Hypatie, il avait eu la joie triomphante de trouver, et de pouvoir répandre dans sa poésie, cette harmonie pleine, que son âme d’artiste cherchait : « Je n’ai plus besoin désormais des musiciens, dit-il alors : la musique ne m’est plus extérieure, je l’ai mise dans ma poésie elle-même, les harmonies que mes vers enferment suffisent. »

C’est que, si le poète de Bourbon est un visuel, enivré par l’orgie des couleurs et la magie de la forme, il est, au même degré, un auditif vibrant, passionné pour cette chanson sans fin qui monte des éléments, des mers, des montagnes, des

  1. « À un Poète mort ». Poèmes Tragiques.