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Page:Dornis - Essai sur Leconte de Lisle, 1909.djvu/295

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LA CONCEPTION PHILOSOPHIQUE

constaté que, presque partout, il l’identifie à la Nuit. D’autre part, il s’est si fort habitué à traverser, sans s’y arrêter, les apparences, qui pourraient lui donner de la joie, afin de méditer sur leur envers de souffrance, que la pensée de la « Lumière-Vie », voyage toujours, chez lui, de concert avec « la Mort-Nuit », comme l’ombre suit la clarté et la souligne.

Mais, quelle conscience d’eux-mêmes, du passé, de ce qui fut, ou paraît être, quel espoir, ou quelle épouvante d’une vie nouvelle, ceux qui ont traversé les portes de la Mort conservent-ils, au seuil de l’Au-delà ? Leconte de Lisle n’est jamais las de s’interroger là-dessus. Nul n’a plus ardemment que lui, souffert, du doute qu’Hamlet a formulé en deux mots : « Dormir ? Rêver ?… » il n’est jamais las de se pencher sur les ensevelis. Il les interroge avec une passion si ardente qu’il ne peut supporter l’idée qu’ils se tairaient s’ils pouvaient l’entendre :


« ... Ô pâles habitants de la nuit sans réveil,
Quel amer souvenir, troublant votre sommeil,
S’échappe en lourds sanglots de vos lèvres glacées ?[1] »


Or ils ne répondent point : « les morts se taisent dans leur nuit ». Ce que le poète a perçu, lorsqu’il les a visités à la place nocture de leur repos :


« … C’est le vent, c’est l’effort des chiens à leur pâture,
C’est ton morne soupir, implacable nature !
C’est mon cœur ulcéré qui pleure et qui gémit…[2] »


Est-ce à dire que, sur les ruines des espoirs anciens, s’établit, dans ce « cœur ulcéré », la certitude que la Mort est bien la Fin, le Silence ? Cette croyance, qui s’érige sur tant de décombres, finira-t-elle par conquérir la pensée du poète, par le dominer aux minutes mêmes où il s’estime le plus clairvoyant ? Parfois, elle jaillit de ses lèvres avec la splendeur d’un

  1. « Le Vent froid de la Nuit ». Poèmes Barbares.
  2. Ibid.