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L’ÉVOCATEUR

ce que les hommes conçoivent, dans le visible et dans l’invisible.

Un jour, c’est une évocation, purement pittoresque, de ce nouveau monde américain où l’enfant de Bourbon n’a pas mis les pieds. Cependant six strophes lui suffiront pour faire tenir le décor de la prairie américaine avec la vie des Peaux Rouges.

Ailleurs, ce sont les Dieux des Kymris, vieille fiction du monde celte, enfants de la tempête, du vent et de l’écume, que nulle représentation plastique n’a jamais arrêtés dans aucune ligne précise, et qui sont comme saisis, fixés dans les nuées par le Poète. Il nous les montre qui volent, impétueux, tendant leurs bras « noueux comme des fouets », courbant leurs fronts sur leurs poitrines et hurlant des plaintes étouffées.

Un trait, un vers… C’est assez pour que le paysage se lève dans sa gloire ou dans son émotion tragique. Toute l’angoisse des crucifiements, des lâches abandons qui se produisirent autour d’une iniquité suprême, ne tiennent-ils pas, condensés dans ce vers unique où le poète a évoqué le Golgotha :


« Et la hauteur était déserte autour des croix.[1] »


D’autre part, toute l’épouvante médiévale se hérisse en face de cette vision du Démon, auquel le poète ne croyait pas, et qu’il nous montre :


« Silencieux, les poings aux dents, le dos ployé,
Enveloppé du noir manteau de ses deux ailes…[2] »


Lorsqu’on a scruté la sensibilité secrète, nerveuse, presque féminine de Leconte de Lisle, on se forme une idée plus exacte de la souffrance que dut lui imposer, plus d’une fois, ce don naturel de visionnaire qui agissait en lui, comme cette

  1. « Le Corbeau ». Poèmes Barbares.
  2. « La Tristesse du Diable ». Poèmes Barbares.