Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/158

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Il se tourna vers la jeune fille et la regarda avec une fixité singulière, tandis qu’un faible sourire flottait sur ses lèvres.

— Devine, dit-il.

Sonia se sentit comme prise de convulsions.

— Mais vous me… pourquoi donc m’effrayez-vous ainsi ? demanda-t-elle avec un sourire d’enfant.

— Puisque je sais cela, c’est donc que je suis fort lié avec lui, reprit Raskolnikoff, dont le regard restait toujours attaché sur elle, comme s’il n’eût pas eu la force de détourner les yeux. — Cette Élisabeth… il ne voulait pas l’assassiner… Il l’a tuée sans préméditation… Il voulait tuer la vieille… quand celle-ci serait seule… et il est allé chez elle… Mais sur ces entrefaites Élisabeth est entrée… Il était là… et il l’a tuée…

Un silence lugubre suivit ces paroles. Durant une minute, tous deux continuèrent à se regarder l’un l’autre.

— Ainsi tu ne peux pas deviner ? demanda-t-il brusquement avec la sensation d’un homme qui se jetterait du haut d’un clocher.

— Non, balbutia Sonia d’une voix à peine distincte.

— Cherche bien.

Au moment où il prononçait ces mots, Raskolnikoff éprouva de nouveau, au fond de lui-même, cette impression de froid glacial qui lui était si connue : il regardait Sonia et venait soudain de retrouver sur son visage l’expression qu’offrait celui d’Élisabeth, quand la malheureuse femme reculait devant le meurtrier s’avançant vers elle, la hache levée. À cette heure suprême, Élisabeth avait projeté le bras en avant, comme font les petits enfants lorsqu’ils commencent à avoir peur, et que, prêts à pleurer, ils fixent d’un regard effaré et immobile l’objet qui les épouvante. De même le visage de Sonia exprimait une terreur indicible ; elle aussi étendit le bras en avant, repoussa légèrement Raskolnikoff en lui touchant la poitrine de la main et s’écarta peu à peu de lui,