Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/276

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assurer mes premiers pas dans la vie, me procurer des ressources ; ensuite j’aurais pris mon essor… Mais j’ai échoué, c’est pourquoi je suis un misérable ! Si j’avais réussi, on me tresserait des couronnes, tandis qu’à présent je ne suis plus bon qu’à jeter aux chiens !

— Mais non, il ne s’agit pas de cela ! Mon frère, que dis-tu ?

— Il est vrai que je n’ai pas procédé selon les règles de l’esthétique ! Décidément je ne comprends pas pourquoi il est plus glorieux de lancer des bombes contre une ville assiégée que d’assassiner quelqu’un à coups de hache ! La crainte de l’esthétique est le premier signe de l’impuissance ! Jamais je ne l’ai mieux senti qu’à présent, et moins que jamais je comprends quel est mon crime ! Jamais je n’ai été plus fort, plus convaincu qu’en ce moment !

Son visage pâle et défait s’était subitement coloré. Mais comme il venait de proférer cette dernière exclamation, ses yeux rencontrèrent par hasard ceux de Dounia ; elle le regardait avec tant de tristesse que son exaltation tomba tout à coup. Il ne put s’empêcher de se dire qu’en somme il avait fait le malheur de ces deux pauvres femmes…

— Dounia, chère ! si je suis coupable, pardonne-moi (quoique je ne mérite aucun pardon, si réellement je suis coupable). Adieu ! ne disputons pas ensemble ! Il est temps, grand temps de partir ! Ne me suis pas, je t’en supplie, j’ai encore une visite à faire… Va à l’instant retrouver notre mère et reste auprès d’elle ; je te le demande en grâce, c’est la dernière prière que je t’adresse. Ne la quitte pas ; je l’ai laissée fort inquiète, et je crains qu’elle ne résiste pas à son chagrin : ou elle mourra, ou elle deviendra folle. Veille donc sur elle ! Razoumikhine ne vous abandonnera pas ; je lui ai parlé… Ne pleure pas sur moi : quoique assassin, je tâcherai d’être toute ma vie courageux et honnête. Peut-être entendras-tu un jour parler de moi. Je ne vous déshonorerai pas, tu verras ; je prouverai encore… Maintenant, au revoir, se hâta--