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Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/50

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— Et vous, est-ce que vous n’avez pas pitié d’elle ? s’écria Sonia : — vous-même, je le sais, vous vous êtes dépouillé pour elle de vos dernières ressources, et pourtant vous n’aviez encore rien vu. Mais si vous aviez tout vu, ô Seigneur ! Et que de fois, que de fois je l’ai fait pleurer ! La semaine dernière encore ! Huit jours avant la mort de mon père, j’ai agi durement. Et combien de fois je me suis conduite ainsi ! Ah ! quel chagrin ç’a été pour moi, toute cette journée, de me rappeler cela !

Sonia se tordait les mains, tant ce souvenir lui était douloureux.

— C’est vous qui êtes dure ?

— Oui, moi ! moi ! J’étais allée les voir, continua-t-elle en pleurant, et mon père me dit : « Sonia, j’ai mal à la tête, lis-moi quelque chose… voilà un livre. » C’était un volume appartenant à André Séménitch Lébéziatnikoff, qui nous prêtait toujours des livres fort drôles. « Il faut que je m’en aille », répondis-je ; je n’avais pas envie de lire, j’étais passée chez eux surtout pour montrer à Catherine Ivanovna une emplette que je venais de faire. Élisabeth, la marchande, m’avait apporté des manchettes et des cols, de jolis cols à ramages, presque neufs : je les avais eus à bon marché. Ils plurent beaucoup à Catherine Ivanovna, elle les essaya, se regarda dans la glace et les trouva très-beaux. « Donne-les-moi, Sonia, je t’en prie ! » me dit-elle. Ils lui étaient bien inutiles, mais elle est ainsi : elle se rappelle toujours l’heureux temps de sa jeunesse ! Elle se contemple devant un miroir, et elle n’a plus ni robes, ni rien, depuis combien d’années ! Du reste, jamais elle ne demande quoi que ce soit à personne, elle est fière, elle donnerait plutôt elle-même tout le peu qu’elle possède ; pourtant elle me demanda ces cols, tellement ils lui plaisaient ! Moi, il m’en coûtait de les donner : « Quel besoin en avez-vous, Catherine Ivanovna ? » lui dis-je. Oui, je lui ai dit cela. Je n’aurais pas dû lui parler