Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/90

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— Sans condition ! ce n’est pas possible ; ne me fais pas de reproches inutiles. J’y ai pensé, j’y pense jour et nuit. Depuis que je les ai quittés, il ne s’est peut-être pas passé un seul jour sans que je n’y aie pensé. Et que de fois nous en avons parlé ensemble ! Tu sais bien que c’est impossible.

— Pourtant…

— Non, mon ami, je ne puis. Je ne ferais que l’irriter encore plus. On ne saurait ressusciter ce qui est mort sans retour. On ne saurait faire revivre ces heureux jours de mon enfance que j’ai passés avec eux. Quand même mon père me pardonnerait, il ne me reconnaîtrait plus à présent. Il aimait en moi la petite fille, l’enfant ; il s’extasiait sur ma naïveté, il me passait la main dans les cheveux comme lorsque j’étais une petite fille de sept à huit ans, et que, assise sur ses genoux, je lui chantais mes chansons enfantines. Depuis le jour de ma naissance jusqu’à celui où je les ai quittés, il n’a pas manqué un soir de venir près de mon lit pour me bénir avant mon sommeil. Quelque temps avant nos malheurs, il m’avait acheté des boucles d’oreilles ; il en faisait un secret, il se réjouissait d’avance à l’idée de la joie que j’aurais, et il se fâcha terriblement contre tout le monde et contre moi la première, lorsque je lui dis que je savais tout. Quelques jours avant mon départ, me voyant triste, il était chagriné lui-même au point d’en être malade, il imagina de me mener au théâtre pour me distraire. Vraiment ! il pensait me guérir par ce moyen ! Je le répète, il a connu et aimé la petite fille, et ne voulait pas même penser qu’un jour viendrait où elle serait femme… Cela ne lui est pas venu à l’esprit. Si je retournais à la maison, il ne me reconnaîtrait pas. S’il pardonnait, qui retrouverait-il aujourd’hui ? Je ne suis plus la même, je ne suis plus enfant, j’ai trop vécu. Si même il trouvait plaisir en moi, il n’en soupirerait pas moins après le bonheur passé, il ne s’en affligerait pas moins de ce que je ne suis plus du tout celle qu’il aimait jadis. Et ce qui a été autrefois nous semble meilleur ! le souvenir en est un supplice ! Oh ! que le passé est beau ! s’écria-t-elle avec transport et s’interrompant elle-même par ce cri que la douleur arrachait à son cœur.