Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/91

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— Tout ce que tu dis là est vrai, Natacha. Il lui faut maintenant apprendre à te connaître et à t’aimer de nouveau. Le principal, c’est qu’il te connaisse, il t’aimera bien ensuite, va !

— Vania ! ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ; l’amour paternel, lui aussi, a sa jalousie : il est offensé de ce qu’il n’a rien vu, rien remarqué depuis le commencement de mes relations avec Aliocha jusqu’au dénoûment. Il n’a pas eu un pressentiment, et ce qui l’afflige le plus, c’est ma dissimulation, mon ingratitude, c’est que je ne lui aie pas confessé chaque mouvement de mon cœur, que j’aie, au contraire, tout recelé en moi, et me sois cachée à lui, et tu peux être sûr qu’il est en secret encore plus blessé, plus offensé de cela que de ma fuite. Admettons qu’il m’accueille à présent avec un amour et une tendresse de père, il n’en resterait pas moins un germe d’inimitié. Au bout de deux ou trois jours viendraient les mortifications, les doutes, puis les reproches. D’ailleurs, il ne pardonnera pas sans condition. Il me demanderait un dédommagement que je ne saurais lui donner : il voudrait que je maudisse mon passé, que je maudisse Aliocha et que je me repentisse de mon amour pour lui ; il voudrait faire revivre ce qui est mort à jamais et effacer de notre vie les derniers six mois. Mais moi, je ne maudirai personne, je ne puis me repentir… Ce qui a été devait être… Non, Vania, c’est impossible. Le temps n’est pas encore venu.

— Et quand viendra-t-il ?

— Je ne sais… Il faut achever de souffrir pour notre bonheur futur, l’acheter au prix de nouveaux tourments. La souffrance purifie tout…

Je la regardai tout pensif, sans rien dire.

— Qu’as-tu à me regarder ainsi, Aliocha ?… je voulais dire Vania, reprit-elle en souriant avec amertume. Que fais-tu à présent ? Comment vont les affaires ?

— Toujours la même chose : j’écris mon roman ; je n’avance qu’avec peine, ça ne va pas comme je voudrais : l’inspiration a tari. Je pourrais bien écrire à la diable, je ferais peut-être même quelque chose d’assez intéressant ; mais je ne voudrais pas gâter une bonne idée. C’est une de ces idées