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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

hommes portent encore nos costumes nationaux, mais la plupart sont vêtus à l’européenne et scrupuleusement rasés. Ce qui me fait le plus de peine, c’est qu’ils me semblent considérer le dimanche comme un jour de solennité morne dont ils cherchent à jouir sans y parvenir jamais. Ils attachent une grande importance triste à leur promenade. Quel plaisir peut-il y avoir à déambuler ainsi par les larges rues poussiéreuses, poussiéreuses même après le coucher du soleil ? Ils me font l’effet de malades maniaques. Ils emmènent souvent des enfants avec eux. Il y a beaucoup d’enfants à Pétersbourg, et les statistiques nous apprennent qu’il en meurt d’énorme quantités. Tous ces gamins que l’on rencontre sont encore très petits et savent à peine marcher, quand ils marchent déjà. N’est-ce pas qu’ils meurent presque tous en bas âge, qu’on n’en rencontre pour ainsi dire jamais de plus grands ?

Je remarque un ouvrier qui va sans femme à son bras. Mais il a un enfant avec lui, un petit garçon. Tous deux ont la mine triste des isolés. L’ouvrier à une trentaine d’années ; son visage est fané, d’un teint malsain. Il est endimanché, porte une redingote usée aux coutures et garnie de boutons dont l’étoffe s’en va ; le collet du vêtement est gras, le pantalon, mieux nettoyé, semble pourtant sortir de chez le fripier ; le chapeau haut-de-forme est très râpé. Cet ouvrier me fait l’effet d’un typographe. L’expression de sa figure est sombre, dure, presque méchante. Il tient l’enfant par la main, et le petit se fait un peu traîner. C’est un mioche de deux ans ou de guère plus, très pâle, très chétif, paré d’un veston, de petites bottes à tiges rouges et d’un chapeau qu’embellit une plume de paon. Il est fatigué. Le père lui dit quelque chose, se moque peut-être de son manque de jarret. Le petit ne répond pas, et cinq pas plus loin son père se baisse, le prend dans ses bras et le porte. Il semble content, le gamin, et enlace le cou de son père. Une fois juché ainsi, il m’aperçoit et me regarde avec une curiosité étonnée. Je lui fais un petit signe de tête, mais il fronce les sourcils et se cramponne plus fort au cou de son père. Ils doivent être de grands amis tous deux.