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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

nos prophètes s’inquiètent bien du pape ! La question papale ne se pose même pas chez nous. Elle n’existe pas.

Et pourtant le pape est une personnalité immense, qui ne renoncera ni à son pouvoir, ni à ses rêves en l’honneur de la paix du monde ! En faveur de qui y renoncerait-il ? Pour le bonheur de l’humanité ? Mais il y a longtemps qu’il se croit au-dessus de l’humanité ! Jusqu’à présent il était l’allié des puissants de la terre et espéra en eux jusqu’aux limites du possible. Mais ces limites sont atteintes, et l’on dit que le catholicisme romain, délaissant les potentats terrestres qui l’ont trahi, va se tourner d’un autre côté. Pourtant le catholicisme romain a traversé des crises plus graves. En proclamant que le christianisme ne peut se maintenir dans ce monde sans le pouvoir temporel du pape, il a proclamé un Christ nouveau bien différent de l’ancien, un Christ qui se laisse séduire par la troisième tentation du démon : les royaumes de la terre ! Oh ! j’ai entendu bien des objections contre cette manière de voir. On m’a dit que la foi et l’image du Christ vivaient encore dans le cœur de maint catholique sans altération aucune. Sans doute il en est ainsi, mais chez bien d’autres la foi primitive s’est modifiée. Rome a bien récemment promulgué un nouveau dogme, issu de la troisième tentation, au moment même où l’Italie unifiée frappait déjà à la porte de Rome ! On me fera encore remarquer que le catholicisme a, depuis des siècles, été batailleur et a toujours défendu le pouvoir temporel. Soit, mais auparavant, c’était en secret ; le pape conservait son territoire minuscule, mais il y avait là surtout une allégorie. Aujourd’hui, cependant, qu’on le menace dans sa possession, le pape se lève tout à coup et dit la vérité au monde entier : « Quoi ! vous avez cru que je me contenterais du titre de souverain des États de l’Église ! Je veux être souverain temporel et effectif ; je suis en effet le Roi des rois ; c’est à moi qu’appartiennent la terre et le temps et les destinées des hommes. C’est ce que je déclare aujourd’hui par ce dogme de mon infaillibilité. » Ce n’est aucunement ridicule : c’est la résurrection de l’ancienne idée romaine de domination sur le monde. C’est la Rome de Julien l’Apostat