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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

mais elle sait que son sort définitif dépend entièrement de la Russie. Elle n’ignore pas que c’est la Russie qui la tirera d’affaire en cas d’échec ou l’aidera, dans l’hypothèse d’un triomphe, à jouir des fruits de sa victoire. Elle le sait et compte sur la Russie, mais il ne peut lui avoir échappé que toute l’Europe regarde la Russie avec méfiance et que notre situation est assez difficile. Comment la Russie agira-t-elle ? Pour un Russe la réponse ne peut faire l’ombre d’un doute : la Russie agira honnêtement.

Que le premier ministre anglais dénature les faits devant le Parlement et déclare officiellement que le massacre des soixante mille Bulgares est l’œuvre, non pas des Bachi-Bouzouks turcs, mais bien d’autres Slaves ; que tout le Parlement accepte cette explication, c’est possible, mais rien de pareil ne peut se produire en Russie. On me dira : La Russie ne peut aller contre ses propres intérêts ; mais où résident les intérêts de la Russie ? La Russie aura toujours avantage à se sacrifier plutôt que de trahir la justice. La Russie ne peut pas s’écarter de la grande idée qu’elle a toujours jusqu’à présent suivie sans dévier ; cette idée, c’est l’union universelle des Slaves sans violence, sans annexions, rien que pour le bien de l’humanité. Mais la Russie a-t-elle généralement servi ses intérêts véritables ? N’a-t-elle pas souvent travaillé pour autrui avec un désintéressement qui aurait dû étonner l’Europe ? Toutefois, l’Europe ne croira pas à l’abnégation de la Russie. On se figurera que notre pays commet une maladresse ou cache un désir de pêcher en eau trouble. Mais il n’y a pas à s’inquiéter de ce qu’on pensera en Europe. C’est dans l’abnégation de la Russie que résident toute sa force et tout son avenir. Il est seulement fâcheux qu’on la dirige parfois si mal.