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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/360

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

bestiaux. Ils s’arrangent, ceux-la, de vivre pour « manger, boire et dormir », comme les brutes, « pour construire leur gite et procréer des petits ». Bâfrer, ronfler et faire des ordures, cela séduira encore longtemps l’homme et l’attachera à la terre, mais moi, l’homme du type supérieur, s’entend. Pourtant ce sont toujours des hommes de type supérieur qui ont régné sur la terre, et les choses ne s’en sont pas moins passées de la même façon.

Mais il y a une parole suprême, une pensée suprême, sans lesquelles l’humanité ne peut vivre. Souvent la parole est prononcée par un homme pauvre, sans influence, persécuté, même. Mais la parole prononcée et la pensée qu’elle exprime ne meurent pas, et plus tard, malgré le triomphe apparent des forces matérielles, la pensée vit et fructifie.

N. P. écrit que l’apparition d’une telle confession dans mon Carnet est un anachronisme ridicule, parce que nous sommes, à présent, dans le siècle des « opinions de fer », des idées positives, dans le siècle de « la vie à tout prix ». C’est sans doute pour cela que les suicides ont tant augmenté dans la classe intelligente et cultivée. J’affirme à l’honorable N. P. et à tous ses semblables que le fer des opinions se change en duvet quand l’heure est venue. Pour moi, l’une des choses qui m’inquiètent le plus quand je songe à notre avenir, c’est justement le progrès du manque de foi. L’incroyance en l’immortalité de l’âme s’enracine de plus en plus, ou, pour mieux dire, il y a, de nos jours, une indifférence absolue pour cette idée suprême de l’existence humaine : l’immortalité. Cette indifférence devient comme une particularité de notre haute société russe. Elle est plus évidente chez nous que dans la plupart des pays de l’Europe. Et sans cette idée suprême de l’immortalité de l’âme humaine, ne peuvent exister ni un homme, ni une nation. Toutes les autres hautes idées dérivent de celle-là.

Mon suicidé est un propagateur passionné de son opinion : la nécessité du suicide ; mais il n’est ni un indifférent, ni un « homme de fer ». Il souffre vraiment ; je crois l’avoir fait comprendre. Il n’est que trop évident pour lui qu’il ne peut vivre ; il ne sait que trop qu’il a raison et