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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

qu’on ne peut le réfuter. À quoi bon vivre, s’il a conscience qu’il est abominable de vivre d’une vie animale. Il se rend bien compte qu’il y a une harmonie générale ; sa conscience le lui dit, mais il ne peut s’y associer. Il ne comprend pas… Où donc est le mal ? En quoi s’est-il trompé ? Le mal est dans la perte de la foi en l’immortalité de l’âme.

Il a pourtant cherché de toutes ses forces l’apaisement et la réconciliation avec ce qui l’entoure. Il a voulu les trouver dans l’« amour de l’humanité ». Mais cela encore lui échappe. L’idée que la vie de l’humanité n’est qu’un instant, que tout, plus tard, se réduira à zéro, tue en lui l’amour même de l’humanité. On a vu dans des familles malheureuses et dénuées les parents prendre leurs enfants en horreur, parce qu’ils souffraient trop de la faim, ces enfants aimés d’eux ! La conscience de ne pouvoir parier aucun secours à l’humanité qui souffre peut changer l’amour que vous aviez pour elle en haine contre cette humanité. Les Messieurs aux « opinions de fer » n’ajouteront pas foi à mes paroles, bien entendu. Pour eux l’amour pour l’humanité et son bonheur, tout cela est à si bon compte, si bien organisé, que ce n’est plus la peine d’y penser. Et je désire les faire rire pour tout de bon. Je déclare donc que l’amour de l’humanité est tout à fait impossible sans une croyance à l’immortalité de l’âme humaine. Ceux qui veulent remplacer cette croyance par l’amour pour l’humanité déposent dans l’âme de ceux qui ont perdu la foi un germe de haine contre l’humanité. Que les sages aux « opinions de fer » haussent les épaules en m’entendant exprimer un pareil avis. Mais cette pensée est plus profonde que leur sagesse, et un jour elle deviendra un axiome.

J’affirme même que l’amour pour l’humanité est en général peu compréhensible, voire insaisissable pour l’âme humaine. Seul, le sentiment peut le justifier, et ce sentiment n’est possible qu’avec la croyance en l’immortalité de l’âme. (Et encore sans preuves.)

En somme, il est clair que sans croyances le suicide devient logique et même inévitable pour l’homme qui s’est à peine élevé au-dessus des sensations de la bête. Au con-