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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

profondes recherches pour savoir de quelle pierre sera construit le socle du futur monument qu’on élèvera sans conteste possible lors de la célébration du Millénaire russe. Beaucoup d’entre eux sont d’excellentes gens qui consentent à nous faire l’honneur d’apprendre le russe, de raffoler de la littérature russe. Ceux-là, désireux d’être agréables à la Russie et à l’érudition étrangère, imagineront dès qu’ils entendront quelque chose à nos dictionnaires, de traduire en sanscrit la Rossiade, de Kheraskov. Je ne dis pas que tous traduiront ce bel ouvrage ; quelques-uns ne résideront en Russie que dans le but d’écrire à leur tour, leur propre Rossiade, qu’ils publieront naturellement en Allemagne. On connaît des œuvres de ce genre qui sont illustres.

On se met à lire une de ces Rossiades. C’est sérieux, c’est sensé, pondéré, c’est même spirituel. Les faits sont exacts et intéressants ; c’est plein de vues originales et profondes ; ― et tout à coup, lorsqu’il s’agit d’un fait capital, d’un fait qui révèle tout un côté de l’âme russe, notre lettré s’arrête, perd son fil et termine par une ânerie si monumentale que le livre tombe de nos mains, parfois sous la table.

Les Français en voyage chez nous ne ressemblent guère aux Allemands. Ils voient tout sous un jour tout à fait différent. Un Français ne traduira rien en sanscrit, ― non qu’il ignore cette langue, car un Français connait tout, même lorsqu’il n’a rien appris, ― mais parce qu’il vient chez nous avec une toute autre intention : lui arrive en Russie avec le ferme propos d’y tout percer à jour grâce à son regard d’aigle, de découvrir le fin du fin dans les derniers replis de notre conscience et de porter sur nous un jugement définitif. À Paris, déjà, il savait ce qu’il écrirait sur la Russie ; il a même vendu un volume où il parlait d’avance de son voyage. Puis il apparaît chez nous pour briller, charmer et ensorceler.

Un Français est toujours persuadé qu’il n’y a jamais lieu de remercier personne de quoi que ce soit, même si on lui a réellement rendu service. Non qu’il ait mauvais cœur, bien au contraire. Mais il est certain que ce ne sont pas les autres qui lui ont fait plaisir ; que c’est lui