Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/13

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le remercia encore une fois de toutes les peines qu’il s’était données dans cette circonstance.

Fort content de se retrouver enfin seul, le prince quitta la terrasse, traversa la rue et entra dans le parc. Il voulait ruminer un projet dont l’idée venait de s’offrir à son esprit. Mais ce projet était de ceux qu’il faut exécuter d’entraînement, parce qu’ils ne résistent pas à la réflexion : le prince s’était senti soudain un immense désir d’abandonner tout cela, de retourner là-bas d’où il était venu, de s’enfoncer dans quelque solitude lointaine ; bref, de disparaître à l’instant, sans même dire adieu à personne. Il prévoyait que s’il retardait son départ, ne fût-ce que de quelques jours, il resterait définitivement empêtré dans ce monde, et ne pourrait plus jamais s’en dégager. Mais il ne lui fallut pas dix minutes pour reconnaître que la fuite était impossible, que ce serait presque une lâcheté, que devant lui se posaient des problèmes dont il n’avait même plus le droit maintenant d’esquiver la solution. En s’entretenant de ces pensées, il revint chez lui après une promenade d’un quart d’heure à peine. Il était vraiment malheureux en ce moment.

Lébédeff n’était pas encore rentré, de sorte que, vers le soir, Keller réussit à pénétrer chez le prince. Quoique l’ancien sous-lieutenant ne fût pas ivre, il se trouvait en veine d’épanchements et de confidences. Il déclara tout d’abord qu’il venait raconter au prince toute sa vie, et qu’il n’était resté à Pavlovsk que pour cela. Il n’y avait pas moyen de le mettre à la porte : pour rien au monde il ne serait parti. Keller s’était disposé à faire un long discours, mais après quelques mots incohérents, prononcés en manière de préambule, il sauta à la conclusion : ayant cessé de croire au Très-Haut, il avait perdu tout vestige de moralité, à ce point qu’il s’était rendu coupable de vol. — « Pouvez-vous vous représenter cela ? »

— Écoutez, Keller, moi, à votre place, je n’avouerais pas cela sans une absolue nécessité, répondit le prince, — mais, du reste, vous vous calomniez peut-être à dessein.