Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/189

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mais son cœur l’inclinait davantage vers le Père Théraponte que vers le Père Zosime. Notre moine prisant par-dessus tout le jeûne, il n’était pas surpris qu’un aussi grand jeûneur que le Père Théraponte « vît des merveilles ». Ses paroles semblaient absurdes, évidemment, mais Dieu savait ce qu’elles signifiaient, et souvent les innocents, pour l’amour du Christ, parlent et agissent d’une manière encore plus étrange. Il prenait plaisir à croire sincèrement au diable, et à sa queue pincée, non seulement dans le sens allégorique, mais littéral. De plus, dès avant son arrivée au monastère, il avait une grande prévention contre le starétisme, qu’il considérait avec beaucoup d’autres comme une innovation nuisible. Pendant la journée passée au monastère, il avait pu remarquer le secret murmure de certains groupes frivoles, opposés à cette institution. En outre, c’était une nature insinuante et subtile, qui témoignait pour toutes choses une grande curiosité. Aussi la nouvelle du nouveau « miracle » accompli par le starets Zosime le plongea-t-elle dans une profonde perplexité. Plus tard, Aliocha se rappela, parmi les religieux qui se pressaient autour du starets et de sa cellule, la fréquente apparition de cet hôte curieux qui se faufilait partout, prêtant l’oreille et interrogeant tout le monde. Il n’y fit guère attention sur le moment, car il avait autre chose en tête. Le starets, qui s’était recouché, éprouvant de la lassitude, se souvint de lui à son réveil et réclama sa présence. Aliocha accourut. Autour du mourant, il n’y avait alors que le Père Païsius, le Père Joseph et le novice Porphyre. Le vieillard, fixant Aliocha de ses yeux fatigués, lui demanda :

« Est-ce que les tiens t’attendent, mon fils ? »

Aliocha se troubla.

« N’ont-ils pas besoin de toi ? As-tu promis à quelqu’un d’aller le voir aujourd’hui ?

— J’ai promis à mon père… à mes frères… à d’autres aussi…

— Tu vois ! Vas-y tout de suite et ne t’afflige pas. Sache-le, je ne mourrai point sans avoir prononcé devant toi mes suprêmes paroles ici-bas. C’est à toi que je les léguerai, mon cher fils, car je sais que tu m’aimes. Et maintenant, va tenir ta promesse. »

Aliocha se soumit immédiatement, bien qu’il lui en coûtât de s’éloigner. Mais la promesse d’entendre les dernières paroles de son maître, tel un legs personnel, le transportait d’allégresse. Il se hâta, afin de pouvoir revenir plus vite, après avoir tout terminé. Quand ils eurent quitté la cellule,