Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/314

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

savait attirer chacun d’eux. « Rien ne vaut la vie dans la forêt, me dit-il, quoique selon moi tout soit parfait. — C’est vrai, lui répondis-je, tout est parfait et magnifique, car tout est vérité. Regarde le cheval, noble animal, familier à l’homme, ou le bœuf, qui le nourrit et travaille pour lui, courbé, pensif ; considère leur physionomie : quelle douceur, quel attachement à leur maître, qui souvent les bat sans pitié, quelle mansuétude, quelle confiance, quelle beauté ! On est ému de les savoir sans péché, car tout est parfait, innocent, excepté l’homme, et le Christ est en premier lieu avec les animaux. — Est-il possible, demanda l’adolescent, que le Christ soit aussi avec eux ? — Comment pourrait-il en être autrement ? répliquai-je, car le Verbe est destiné à tous ; toutes les créatures, jusqu’à la plus humble feuille, aspirent au Verbe, chantent la gloire de Dieu, gémissent inconsciemment vers le Christ ; c’est le mystère de leur existence sans péché. Là-bas, dans la forêt, erre un ours redoutable, menaçant et féroce, sans qu’il y ait de sa faute. » Et je lui racontai comment un grand saint, qui faisait son salut dans la forêt, où il avait sa cellule, reçut un jour la visite d’un ours. Il s’attendrit sur la bête, l’aborda sans crainte, lui donna un morceau de pain. « Va, lui dit-il, que le Christ soit avec toi ! » Et le fauve se retira docilement, sans lui faire de mal. Le jeune homme fut touché de savoir l’ermite indemne et que le Christ était aussi avec l’ours. « Que c’est bien, comme toutes les œuvres de Dieu sont bonnes et merveilleuses ! » Il se plongea dans une douce rêverie. Je vis qu’il avait compris. Il s’endormit à mes côtés d’un sommeil léger, innocent. Que le Seigneur bénisse la jeunesse ! Je priai pour lui avant de m’endormir. Seigneur, envoie la paix et la lumière aux Tiens ! »

c) Souvenirs de jeunesse du starets Zosime encore dans le monde. Le duel.

« Je passai presque huit ans à Pétersbourg, au Corps des Cadets ; cette éducation nouvelle étouffa beaucoup d’impressions de mon enfance, mais sans me les faire oublier. En échange, j’acquis une foule d’habitudes et même d’opinions nouvelles, qui firent de moi un individu presque sauvage, cruel et sot. J’acquis un vernis de politesse et l’usage du monde en même temps que le français, mais tous nous considérions les soldats qui nous servaient au Corps comme de véritables brutes, et moi peut-être davantage que les autres,