Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/315

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car de tous mes camarades j’étais le plus impressionnable. Devenus officiers, nous étions prêts à verser notre sang pour venger l’honneur de notre régiment ; quant au véritable honneur, aucun de nous n’en avait la moindre notion, et s’il l’avait apprise, il eût été le premier à en rire. L’ivresse, la débauche, l’impudence nous rendaient presque fiers. Je ne dirai pas que nous fussions pervertis ; tous ces jeunes gens avaient une bonne nature, mais se conduisaient mal, moi surtout. J’étais en possession de ma fortune, aussi vivais-je à ma fantaisie, avec toute l’ardeur de la jeunesse, sans nulle contrainte ; je naviguais toutes voiles déployées. Mais voici de quoi étonner : je lisais parfois, et même avec un grand plaisir ; je n’ouvris presque jamais la Bible en ce temps-là, mais elle ne me quittait point ; je la portais partout avec moi, je conservais ce livre, sans m’en rendre compte, « pour le jour et l’heure, pour le mois et l’année ». Après quatre ans de service, je me trouvai enfin dans la ville de K… où notre régiment tenait garnison. La société y était variée, divertissante, accueillante et riche ; je fus bien reçu partout, étant gai de nature ; de plus, je passais pour avoir de la fortune, ce qui ne nuit jamais dans le monde. Survint une circonstance qui fut le point de départ de tout le reste. Je m’attachai à une jeune fille charmante, intelligente, distinguée, et noble de caractère. Ses parents, riches et influents, me faisaient bon accueil. Il me sembla que cette jeune fille avait de l’inclination pour moi, mon cœur s’enflamma à cette idée. Je compris par la suite que, probablement, je ne l’aimais pas avec tant de passion, mais que l’élévation de son caractère m’inspirait du respect, ce qui était inévitable. Pourtant, l’égoïsme m’empêcha alors de demander sa main ; il me paraissait trop dur de renoncer aux séductions de la débauche, à mon indépendance de célibataire jeune et riche. Je fis pourtant des allusions, mais je remis à plus tard toute démarche décisive. Je fus alors envoyé en service commandé dans un autre district ; de retour, après deux mois d’absence, j’appris que la jeune fille avait épousé un riche propriétaire des environs, plus âgé que moi, mais jeune encore, ayant des relations dans la meilleure société, ce dont j’étais dépourvu, homme fort aimable et instruit, alors que je ne l’étais pas du tout. Ce dénouement inattendu me consterna au point de me troubler l’esprit, d’autant plus que, comme je l’appris alors, ce jeune propriétaire était son fiancé depuis longtemps ; je l’avais souvent rencontré dans la maison, sans rien remarquer, aveuglé par ma fatuité. C’est cela surtout