Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/324

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secret et de n’y faire aucune allusion. Je remarquai enfin que le désir de me faire une confidence le tourmentait. Cela devint évident au bout d’un mois environ.

« Savez-vous, me demanda-t-il une fois, que l’on s’intéresse beaucoup à nous en ville et que l’on s’étonne de mes fréquentes visites ; soit, bientôt tout s’expliquera. »

Parfois il était soudain en proie à une agitation extraordinaire ; alors presque toujours il se levait et s’en allait. Il lui arrivait de me fixer longtemps d’un regard pénétrant, je pensais : « il va parler » ; mais il s’arrêtait et discourait sur un sujet ordinaire. Il commença à se plaindre de maux de tête. Un jour qu’il avait devisé longtemps et avec passion, je le vis tout à coup pâlir, son visage se contracta, il me fixait d’un œil hagard.

« Qu’avez-vous, fis-je, vous sentez-vous mal ?

— Je… savez-vous… j’ai… commis un assassinat. »

Il souriait en parlant, blanc comme un linge. Une pensée me traversa l’esprit avant que j’eusse rassemblé mes idées : « pourquoi sourit-il ? » Et je pâlis moi-même.

« Que dites-vous ? m’écriai-je.

— Voyez-vous, me répondit-il avec le même sourire triste, le premier mot m’a coûté. Maintenant que j’ai commencé, je puis continuer. »

Je ne le crus pas tout de suite, mais seulement au bout de trois jours, lorsqu’il m’eut raconté tous les détails. Je le croyais fou ; pourtant, à ma douloureuse surprise, je finis par me convaincre qu’il disait vrai. Il avait assassiné, quatorze ans auparavant, une jeune dame riche et charmante, veuve d’un propriétaire foncier, qui possédait un pied-à-terre dans notre ville. Il éprouva pour elle une vive passion, lui fit une déclaration et voulut la décider à devenir sa femme. Mais elle avait déjà donné son cœur à un autre, officier distingué, alors en campagne, dont elle attendait le prochain retour. Elle repoussa sa demande et le pria de cesser ses visites. Éconduit et connaissant la disposition de sa maison, il s’y introduisit une nuit, par le jardin et le toit, avec une audace extraordinaire, au risque d’être découvert. Mais, comme il arrive fréquemment, les crimes audacieux réussissent mieux que les autres. Il pénétra dans le grenier par une lucarne, et descendit dans les chambres par un petit escalier, sachant que les domestiques ne fermaient pas toujours à clef la porte de communication. Il comptait à juste raison sur leur négligence. Dans l’obscurité, il se dirigea vers la chambre à coucher où brûlait une veilleuse. Comme par un fait exprès, les deux