Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/325

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femmes de chambre étaient sorties en cachette, invitées chez une de leurs amies dont c’était la fête. Les autres domestiques couchaient au rez-de-chaussée. En la voyant endormie, sa passion se réveilla, puis une fureur vindicative et jalouse s’empara de lui, et, ne se possédant plus, il lui plongea un couteau dans le cœur, sans qu’elle poussât un cri. Avec une astuce infernale, il s’arrangea à détourner les soupçons sur les domestiques ; il ne dédaigna pas de prendre le porte-monnaie de sa victime, ouvrit la commode au moyen des clefs trouvées sous son oreiller, et déroba, comme un domestique ignorant, l’argent et les bijoux d’après leur volume, laissant de côté les plus précieux ainsi que les valeurs. Il s’appropria aussi quelques souvenirs dont je reparlerai. Son forfait accompli, il s’en retourna par le même chemin. Ni le lendemain, quand l’alarme fut donnée, ni plus tard, personne n’eut l’idée de soupçonner le véritable coupable. On ignorait son amour pour la victime, car il avait toujours été taciturne, renfermé et ne possédait pas d’amis. Il passait pour une simple connaissance de la défunte, qu’il n’avait d’ailleurs pas vue depuis quinze jours. On soupçonna aussitôt un certain Pierre, domestique serf de la victime, et aussitôt toutes les circonstances contribuèrent à confirmer ce soupçon, car il savait sa maîtresse décidée à le faire enrôler parmi les recrues qu’elle devait fournir, vu qu’il était célibataire et de mauvaise conduite. Il l’avait menacée de mort, au cabaret, étant ivre. Il s’était sauvé deux jours avant l’assassinat et, le lendemain, on le trouva ivre mort sur la route, aux abords de la ville, un couteau dans sa poche, la main droite ensanglantée. Il prétendit qu’il avait saigné du nez, mais on ne le crut pas. Les servantes avouèrent qu’elles s’étaient absentées et qu’elles avaient laissé la porte d’entrée ouverte jusqu’à leur retour. Il y eut d’autres indices analogues, qui provoquèrent l’arrestation de ce domestique innocent. On instruisit son procès, mais au bout d’une semaine, il contracta la fièvre chaude et mourut à l’hôpital, sans avoir repris connaissance. L’affaire fut classée, on s’en rapporta à la volonté de Dieu, et tous, juges, autorités, public, demeurèrent convaincus que ce domestique était l’assassin. Alors commença le châtiment. Cet hôte mystérieux, devenu mon ami, me confia qu’au début il n’avait éprouvé aucun remords. Il regrettait seulement d’avoir tué une femme qu’il aimait et, en la supprimant, d’avoir supprimé son amour, alors que le feu de la passion lui brûlait les veines. Mais il oubliait presque alors le sang innocent répandu,