Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/360

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Qui était juge ? Ces questions tourmentaient son cœur innocent. Il avait été offensé et même irrité de voir le juste entre les justes livré aux railleries malveillantes de la foule frivole, si inférieure à lui. Qu’aucun miracle n’ait eu lieu, que l’attente générale ait été déçue, passe encore ! Mais pourquoi cette honte, cette décomposition hâtive qui « devançait la nature », comme disaient les méchants moines ? Pourquoi cet « avertissement » dont ils triomphaient avec le Père Théraponte, pourquoi s’y croyaient-ils autorisés ? Où était donc la Providence ? Pourquoi, pensait Aliocha, s’était-elle retirée « au moment décisif », paraissant se soumettre aux lois aveugles et impitoyables de la nature ?

Aussi le cœur d’Aliocha saignait ; comme nous l’avons déjà dit, il s’agissait de l’être qu’il chérissait le plus au monde, et qui était « couvert de honte et d’infamie ! » Plaintes futiles et déraisonnables, mais, je le répète pour la troisième fois (et peut-être avec frivolité, j’y consens) : je suis content que mon jeune homme ne se soit pas montré judicieux en un pareil moment, car le jugement vient toujours en son temps, quand on n’est pas sot ; mais quand viendra l’amour, s’il n’y en a pas dans un jeune cœur à un moment exceptionnel ? Il faut mentionner pourtant un phénomène étrange, mais passager, qui se manifesta dans l’esprit d’Aliocha à cet instant critique. C’était par intervalles une impression douloureuse résultant de la conversation de la veille avec son frère Ivan, qui l’obsédait maintenant. Non que ses croyances fondamentales fussent en rien ébranlées : en dépit de ses murmures subits, il aimait son Dieu et croyait fermement en lui. Pourtant une impression confuse, mais pénible et mauvaise, surgit dans son âme, et tendit à s’imposer de plus en plus.

À la nuit tombante, Rakitine, qui traversait le bois de pins pour aller au monastère, aperçut Aliocha, étendu sous un arbre, la face contre terre, immobile et paraissant dormir. Il s’approcha, l’interpella.

« C’est toi, Alexéi ? Est-il possible que tu… » proféra-t-il étonné, mais il n’acheva pas. Il voulait dire : « Est-il possible que tu en sois là ? » Aliocha ne tourna pas la tête, mais d’après un mouvement qu’il fit, Rakitine devina qu’il l’entendait et le comprenait. « Qu’as-tu donc ? poursuivit-il surpris, mais un sourire ironique apparaissait déjà sur ses lèvres. Écoute, je te cherche depuis plus de deux heures. Tu as disparu tout à coup. Que fais-tu donc ici ? Regarde-moi, au moins ! »