Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/361

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Aliocha releva la tête, s’assit en s’adossant à l’arbre. Il ne pleurait pas, mais son visage exprimait la souffrance ; on lisait dans ses yeux de l’irritation. D’ailleurs, il ne regardait pas Rakitine, mais à côté.

« Mais tu n’as plus le même visage ! Ta fameuse douceur a disparu. Te serais-tu fâché contre quelqu’un ? On t’a fait un affront ?

— Laisse-moi ! fit soudain Aliocha sans le regarder, avec un geste de lassitude.

— Oh, oh ! voilà comme nous sommes ! Un ange, crier comme les simples mortels ! Eh bien, Aliocha, franchement tu me surprends, moi que rien n’étonne. Je te croyais plus cultivé. »

Aliocha le regarda enfin, mais d’un air distrait, comme s’il le comprenait mal.

« Et tout ça, parce que ton vieux sent mauvais ! Croyais-tu sérieusement qu’il allait faire des miracles ? s’écria Rakitine avec un étonnement sincère.

— Je l’ai cru, je le crois, je veux le croire toujours ! Que te faut-il de plus ? fit Aliocha avec irritation.

— Rien du tout, mon cher. Que diable, les écoliers de treize ans n’y croient plus ! Alors, tu t’es fâché, te voilà maintenant en révolte contre ton Dieu : monsieur n’a pas reçu d’avancement, monsieur n’a pas été décoré ! Quelle misère ! »

Aliocha le regarda longuement, les yeux à demi fermés ; un éclair y passa… mais ce n’était pas de la colère contre Rakitine.


« Je ne me révolte pas contre mon Dieu, seulement je n’accepte pas son univers, fit-il avec un sourire contraint.

— Comment, tu n’acceptes pas l’univers ? répéta Rakitine après un instant de réflexion. Quel est ce galimatias ? »

Aliocha ne répondit pas.

« Laissons ces niaiseries ; au fait ! As-tu mangé aujourd’hui ?

— Je ne me souviens pas… Je crois que oui.

— Tu dois te restaurer, tu as l’air épuisé, cela fait peine à voir. Tu n’as pas dormi cette nuit, à ce qu’il paraît ; vous aviez une séance. Ensuite tout ce remue-ménage, ces simagrées. Bien sûr, tu n’as bouffé que du pain bénit. J’ai dans ma poche un saucisson que j’ai apporté tantôt de la ville à tout hasard, mais tu n’en voudrais pas…

— Donne.

— Hé ! hé ! Alors, c’est la révolte ouverte, les barricades !