Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/378

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et les émotions de la journée ; il dormait du profond sommeil de la jeunesse, couché par terre dans la pièce voisine. Le Père Païsius, qui avait entendu Aliocha entrer, ne tourna même pas la tête. Aliocha s’agenouilla dans un coin et se mit à prier. Son âme débordait, mais ses sensations demeuraient confuses, l’une chassant l’autre dans une sorte de mouvement giratoire uniforme. Chose étrange, il éprouvait un sentiment de bien-être et ne s’en étonnait pas. Il contemplait de nouveau ce mort qui lui était si cher, mais la pitié éplorée et douloureuse du matin avait disparu. En entrant, il était tombé à genoux devant le cercueil comme devant un sanctuaire ; pourtant la joie rayonnait dans son âme. Un air frais entrait par la fenêtre ouverte. « Il faut donc que l’odeur ait augmenté pour qu’on se soit décidé à ouvrir une fenêtre », pensa Aliocha. Mais il n’était plus angoissé, ni indigné par cette idée de la corruption. Il se mit à prier doucement ; bientôt il s’aperçut que c’était presque machinal. Des fragments d’idées surgissaient, tels que des feux follets ; en revanche, régnaient dans son âme une certitude, un apaisement dont il avait conscience. Il se mettait à prier avec ferveur, plein de reconnaissance et d’amour… Bientôt il passait à autre chose, se prenait à réfléchir, oubliant finalement la prière et les divagations qui l’avaient interrompue. Il prêta l’oreille à la lecture du Père Païsius, mais finit par somnoler, épuisé…

Trois jours après, il se fit des noces à Cana, en Galilée, et la mère de Jésus y était.

Et Jésus fut aussi convié aux noces, avec ses disciples[1].

« Les noces ?… Cette idée tourbillonnait dans l’esprit d’Aliocha. — Elle aussi est heureuse… elle est allée à un festin… Non, certes, elle n’a pas pris de couteau… C’était seulement une parole « fâcheuse… ». Il faut toujours pardonner les paroles fâcheuses. Elles consolent l’âme… Sans elles la douleur serait insupportable. Rakitine a pris la ruelle. Tant qu’il songera à ses griefs, il prendra toujours la ruelle… Mais la route, la grande route droite, claire, cristalline, avec le soleil resplendissant, au bout… Que lit-on ?

…Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : Ils n’ont point de vin…

— Ah ! oui, j’ai manqué le commencement, c’est dommage, j’aime ce passage : les noces de Cana, le premier

  1. Jean, II, 1-10.