Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov 1.djvu/24

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Le chagrin du peuple est ordinairement taciturne et patient. Mais quelquefois il éclate en pleurs, en lamentations qui ne cessent plus, surtout chez les femmes. Ce chagrin-là n’est pas plus facile à supporter que le chagrin silencieux. L’espèce de soulagement que procurent ces lamentations est factice et ne fait qu’agrandir la blessure du cœur, comme on irrite une plaie en la touchant. C’est une douleur qui ne veut pas de consolations ; elle se nourrit d’elle-même.

— Vous êtes probablement une mestchanka[1], continua le starets, sans la quitter de son regard curieux.

— Nous sommes de la ville, mon Père, nous sommes de la ville, quoique paysans. Je suis venue pour te voir, mon Père. Nous avons entendu parler de toi ! J’ai enterré mon fils, mon bébé, et je suis allée prier Dieu. Je suis allée dans trois monastères, mais on m’a dit : « Va donc, Nastassiouchka[2], là-bas ! » Là-bas, c’est chez vous, mon doux petit Père, ici. Et voilà, je suis venue, hier à l’église et aujourd’hui chez vous.

— Qui pleures-tu ?

— C’est mon fils que je pleure, mon petit Père. Il n’avait que trois ans moins trois mois. C’est à cause de lui que je me désole, Père ; c’est à cause de mon fils ! C’était le dernier. Nous en avions quatre, Nikitouschka[3] et moi. Mais chez nous, ils ne restent pas longtemps debout, les enfants ; ils ne restent pas longtemps debout ! Les trois premiers, je les ai moins regrettés ; mais le dernier, je ne

  1. Femme de mestchanine.
  2. Diminutif de Nastasia.
  3. Diminutif de Nikita.