Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov 1.djvu/249

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OU un être devant qui s’incliner. Mais il ne veut s’incliner que devant une force incontestable, qui puisse rassembler tous les humains dans la communion du respect, et ce n’est pas l’objet d’un culte particulier que réclame chacun de ces lamentables êtres : c’est un culte universel , c’est une religion commune ! Et ce besoin de la communauté dans l’adoration est le principal tourment de l’individu aussi bien que de l’humanité tout entière, depuis le com- mencement des siècles. C’est pour réaliser cette chimère qu’ils se sont exterminés par le glaive. Chaque peuple s’est fait un Dieu, et chaque peuple a dit à son voisin : t Quitte tes dieux , adore les miens ou meurs !» Et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde : les dieux peuvent dis- paraître de la terre, l’humanité recommencera pour des idoles ce qu’elle a fait pour les dieux. Tu n’ignorais pas ce secret fondamental de la nature humaine , et pourtant tu as repoussé le drapeau, l’unique et le sûr drapeau qu’on t’offrait et qui t’aurait seul assuré l’hommage incontesté de tous les hommes , ce drapeau du pain terrestre : tu l’as repoussé au nom du pain du ciel et de la liberté , et vois ce que tu fis ensuite , — toujours au nom de la liberté ! Il n’y a pas , je te le répète, en l’homme, de plus cuisant souci que celui de chercher au plus tôt à qui déléguer la liberté qu’apporte en naissant cette misérable créature. Cependant, pour obtenir cet hommage de la liberté des hommes, il faut leur donner la paix de la conscience. Le pain t’en offrait le moyen : l’homme s’inclinera devant toi, si tu lui donnes du pain, parce que le pain est une chose incontestable; mais si, en même temps, un autre que toi s’empare de la conscience humaine, certes, alors, l’homme laissera