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Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov 1.djvu/90

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l’enfer a un plafond ; moi, je suis disposé à croire qu’il y a un enfer, oui, mais sans plafond. Pas de plafond ! c’est plus délicat, plus moderne, comme chez les protestants. Mais avec ou sans plafond, qu’importe ? Seulement, s’il n’y a pas de plafond, il n’y a pas de fourche, et s’il n’y a pas de fourche, comment fera le diable pour m’avoir ? Et où est la justice alors ? Il faudrait les inventer, ces fourches, pour moi, pour moi seul ; car tu ne peux savoir, Alioscha, quel homme abominable je suis !…

— Mais il n’y a pas de fourche, dit Alioscha sérieusement et doucement.

— Oui, les ombres seulement des fourches, je sais, comme dans l’enfer de ce poëte français :

J’ai vu l’ombre d’un cocher
Avec l’ombre d’une brosse
Frotter l’ombre d’un carrosse.

Mais qu’en sais-tu, qu’il n’y a pas de fourche ? Tu chanteras une autre antienne quand tu seras chez les moines. Eh ! vas-y ! peut-être trouveras-tu chez eux la vérité. Alors viens me la dire. Le départ pour l’autre monde me sera plus facile quand je saurai sûrement ce qui s’y passe… Ce sera d’ailleurs plus convenable pour toi de vivre avec eux qu’avec un vieil ivrogne entouré de filles. Tu finirais par te pervertir avec moi. Non pas que je pense que tu me quittes pour longtemps : tu jetteras ton premier feu, mais il s’éteindra, et tu viendras me retrouver ici. Moi, je t’attendrai, car je sais bien que tu es la seule âme au monde qui ne me condamne pas, mon doux garçon, je le sens bien, je ne peux pas ne pas le sentir.