Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov 2.djvu/264

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petite mère ! Il y a en nous un si étonnant mélange de mal et de bien ! Nous aimons la civilisation et Schiller, et en même temps nous faisons du bruit dans le traktir ! Nous nous enthousiasmons parfois pour le plus noble des idéals, mais nous ne voulons rien souffrir pour lui. « Donnez-nous le bonheur et ne nous demandez rien ! Nous ne sommes pas avares : donnez-nous beaucoup d’argent et vous verrez avec quel mépris pour le vil métal nous le prodiguerons en une nuit de débauche ! Mais si l’on ne nous donne pas d’argent, nous montrerons comment nous savons nous en procurer quand nous le voulons bien… »

Le procureur résuma l’enfance et la jeunesse de Mitia. Puis il s’arrêta sur les deux dépositions contradictoires de Katherina Ivanovna, se demandant laquelle il fallait croire.

« Dans les cas ordinaires, c’est en faisant la moyenne de deux affirmations contraires qu’on trouve la vérité. Il n’en va pas de même dans notre cas. Pourquoi ? Parce que nous sommes en présence d’un Karamazov, d’une nature large, capable de réunir des instincts contradictoires, capable de voir à la fois deux abîmes : l’un en haut, l’abîme de l’idéal ; l’autre en bas, l’abîme de la plus ignoble dégradation. Deux abîmes dans un regard, messieurs ! Et sans l’un de ces abîmes, l’existence ne nous est pas possible. Nous sommes larges, larges, comme notre mère la Russie ! »

Hippolyte Kirillovitch établit l’impossibilité pour Mitia de garder sur lui les quinze cents roubles, dont il n’aurait pas manqué de se servir, s’il les avait possédés, pour contre-balancer les séductions de son père et emmener Grouschegnka quelque part au loin : car le même homme, assez