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Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/147

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avec la porte grande ouverte. À la faible clarté d’une mince bougie fichée dans un chandelier de fer, j’aperçus une femme qui pouvait avoir une trentaine d’années, et qui était d’une maigreur maladive. Elle portait une vieille robe d’indienne de couleur sombre ; son long cou était entièrement à découvert ; ses rares cheveux, d’une nuance foncée, étaient réunis sur sa nuque en un chignon gros comme le poing d’un enfant de deux ans. Elle nous regarda d’un air assez gai ; outre le chandelier, il y avait devant elle sur la table une petite glace entourée d’un cadre de bois, un vieux jeu de cartes, un recueil de chansons et un petit pain blanc déjà un peu entamé. On voyait que mademoiselle Lébiadkine se mettait du fard et se colorait les lèvres. Elle se teignait aussi les sourcils, qu’elle avait d’ailleurs longs, fins et noirs. Nonobstant son maquillage, trois longues rides apparaissaient assez nettement sur son front étroit et élevé. Je savais déjà qu’elle était boiteuse, autrement je ne me serais pas douté de son infirmité, car elle ne se leva ni ne marcha en notre présence. Jadis, dans la première jeunesse, ce visage émacié n’avait peut-être pas été laid ; les yeux gris, doux et tranquilles, étaient restés remarquables ; leur regard paisible, presque joyeux, avait quelque chose de rêveur et de sincère. Cette joie calme, qui se manifestait aussi dans le sourire de la pauvre femme, m’étonna après tout ce que j’avais entendu dire des mauvais traitements auxquels elle était en butte de la part de son frère. Loin d’éprouver la sensation de dégoût et même de crainte qui s’éveille d’ordinaire à la vue de ces malheureuses créatures frappées par la colère de Dieu, dans le premier moment je considérai mademoiselle Lébiadkine avec une sorte de plaisir, et, ensuite, l’impression qu’elle produisit sur moi fut de la pitié, mais nullement du dégoût.

— Elle passe ainsi les journées entières, toute seule, sans bouger : elle se tire les cartes ou se regarde dans la glace, dit Chatoff en me la montrant du seuil, — il ne la nourrit même pas. La vieille du pavillon lui apporte de temps en