Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/319

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II

Je n’ai pas encore parlé de son extérieur. C’était un homme de trente-trois ans, grand et assez gros, « bien nourri », comme dit le peuple. Il avait le teint blanc, les cheveux blonds et rares ; ses traits ne manquaient pas de distinction. Artémii Pétrovitch avait quitté la carrière des armes avec le grade de colonel ; s’il eût continué à servir, il est très possible qu’il serait devenu un de nos bons généraux.

La principale cause pour laquelle il avait donné sa démission était l’idée fixe que son nom était déshonoré depuis l’insulte que Nicolas Vsévolodovitch avait faite à son père. Il croyait positivement qu’il ne pouvait plus rester dans l’armée, et que sa présence au régiment était une honte pour ses camarades, quoique aucun d’eux n’eût connaissance du fait. En ce moment, debout à sa place, il était en proie à une inquiétude extrême. Il lui semblait toujours que le duel n’aurait pas lieu, le moindre retard l’exaspérait. Une sensation maladive se manifesta sur son visage lorsque Kiriloff, au lieu de donner le signal du combat, adressa aux deux adversaires la question accoutumée :

— C’est seulement pour la forme ; maintenant que les pistolets sont en main et qu’on va commander le feu, une dernière fois voulez-vous vous réconcilier ? J’accomplis mon devoir de témoin.

Maurice Nikolaïévitch saisit la balle au bond : jusqu’alors il était resté silencieux, mais, depuis la veille, il s’en voulait de sa condescendance.

— Je m’associe complètement aux paroles de M. Kiriloff… Cette idée qu’on ne peut se réconcilier sur le terrain est un préjugé bon pour les Français… D’ailleurs, il y a longtemps que je voulais le dire, je ne vois point ici de motif à une